The Disaster Artist : Making-of d’une amitié

Gloire à l'échec !
#BFF

En 2003 apparaissait sur certains écrans un film inattendu, surprenant, indéfinissable (et, du coup, incontournable), intitulé The Room, sur fond d’histoire sans queue ni tête (on ne comprendra jamais quelle est cette « salle » à laquelle le titre fait référence) écrite avec les pieds (des pieds sales) et servie par des acteurs amateurs en roue libre et une réalisation semblable à celle des mauvais vieux pornos des années 70. S’agit-il d’un drame involontairement comique ? Ou d’une comédie volontairement malaisante ? Le débat fait encore rage. L’œuvre, toujours analysée et scrutée 15 ans après sa sortie, et le phénomène qu’elle a engendré dévoilent quelque chose de fondamentalement intéressant : l’humain n’est pas fasciné que par les réussites et les chefs-d’œuvre mais aussi par les échecs et les navets – le pire et le meilleur coexistent dans les mémoires (l’entre-deux, lui, ne provoque que l’indifférence). Preuve en est cette fascination pour le « nanar », cette catégorie de films mauvais mais sympathiques, qui se regardent avec un plaisir pervers (ou moqueur). Les films d’Ed Wood dans les années 50 – et dont la personnalité a été immortalisée par Tim Burton dans le joli biopic éponyme – en sont un exemple, lui qui, a posteriori, n’est devenu rien d’autre qu’une légende.

Mais Ed Wood a, depuis 2003, de la concurrence dans la course au titre de plu mauvais réalisateur de l’histoire du cinéma. Et ce concurrent, c’est Tommy Wiseau (presque une parodie à lui tout seul). C’est lui qui a créé The Room. Un film de lui, pour lui, par lui, avec lui, dans lui, sur lui, en lui, bref, l’œuvre de sa vie. Le réalisateur/producteur/scénariste/acteur est un total inconnu et son parcours reste encore aujourd’hui un mystère absolu : on ne sait pas d’où il vient, quel âge il a et encore moins comment il a pu payer la production d’un film qui se compte en millions de dollars. L’image que l’on se fait de l’artiste Tommy Wiseau se confond avec la seule que l’on connaît, celle de son personnage Tommy dans The Room. Et vu que ce dernier est une absurdité totale, on n’est pas bien avancé sur la compréhension du bonhomme. Wiseau est indéfinissable, un être au visage figé et aux longs (faux ?) cheveux noirs, doté d’un accent risible et unique au monde. Une figure atypique qui est au centre de son film devenu culte instantanément, dans lequel Wiseau se donne le beau rôle : celui d’un jeune homme beau, riche et excellent amant (ce que le film nous rappelle à plusieurs reprises dans des scènes de sexe abominables), à qui tout réussit mais qui est trahi par les siens. Enfin, je crois. Difficile de comprendre un truc dans cette histoire qui n’a ni queue ni tête ni bras.

De cette expérience qu’il sait hallucinante, Greg Sestero, ami blond de Tommy et second rôle masculin du film, va en tirer un livre, The Disaster Artist, qui lève le voile sur le pourquoi du comment de The Room. De ce livre qui fait parler de lui, Hollywood va en tirer un film. Mais attention, pas n’importe quel Hollywood, le Hollywood trash et potache de la bande à Seth Rogen et James Franco, ceux derrière des comédies grasses comme L’Interview Qui Tue ou Sausage Party. Etonnant, hein ? Mais pas tant, en fait. Surtout quand on sait que c’est l’acteur James Franco, lui-même très atypique, qui a pris le projet à bras le corps. Artiste multi-disciplinaire et touche-à-tout capable du meilleur comme du pire, à la fois dans le circuit hollywoodien et en dehors, Franco est un peu un enfant terrible du cinéma contemporain. Tantôt icône (en tant que James Dean dans un téléfilm) ou sportif (127 Heures), tantôt rappeur gangster (Spring Breakers) ou adolescent super-méchant (la trilogie Spider-Man), Franco fait tout ce qui lui plaît. Et l’histoire de The Disaster Artist, et surtout le personnage de Tommy Wiseau, semble être un rôle à sa hauteur, un vrai rôle de composition qui ne ressemble à rien de ce qui a pu être fait avant au cinéma, par un autre acteur. Si ce n’est Wiseau lui-même.

James Franco (acteur et réalisateur) nous narre donc les coulisses de la création du film, une chose qui, en ce qui me concerne, m’intéressait peu ; le mystère entourant The Room explique beaucoup le mythe qui en découle. Les films sur le cinéma ou les tournages, il y en a plein, et à boire et à manger. Mais ce qui fait l’originalité de The Disaster Artist, c’est qu’il ne traite pas seulement de The Room, mais de l’éclosion d’une incroyable amitié. En ce sens, le film est très réussi et assez passionnant.

Je pourrais faire une analogie que beaucoup verraient comme stupide et sans intérêt. Et d’ailleurs, je vais quand même me lancer : The Disaster Artist peut être vu comme le pendant loose de La La Land. Voilà, c’est dit. Avant de vous laisser le temps de hurler, prenez celui de lire mon explication qui, en fait, fait sens ! Les deux films sont l’histoire d’une rencontre et tous deux parlent des rêves. La La Land est très glamour : les personnages sont beaux, les images sont léchées, les deux font des bisous mais (alerte spoiler !) se séparent et vivent leurs rêves de gloire et d’art chacun de son côté. The Disaster Artist, en face, est plus sombre : les protagonistes sont bizarres, se lient d’amitié autour d’un rêve de célébrité mais se prennent les pieds dans le tapis. Les rêves font tourner les hommes et le monde ; de mémoire, il est rare que l’on raconte ceux qui ne se réalisent pas, ou mal. Franco le fait avec The Disaster Artist. Il nous raconte la rencontre de deux comédiens ratés que tout oppose : l’un est un jeune blond timide et réservé qui n’arrive pas à jouer et le sait, l’autre est un grand brun confiant et étrange, convaincu d’être un grand acteur incompris. La fascination du premier, Greg, pour le second, Tommy, va se transformer en une profonde amitié insensée et en un véritable parcours initiatique de San Francisco à Los Angeles : dans leur quête de célébrité à Hollywood, Greg va prendre confiance en lui au contact de Tommy, qui n’a aucune gêne ni peur du regard des autres.

Plus que les coulisses du tournage d’un film, The Disaster Artist est les coulisses de la création d’une amitié. Une amitié qui, sur de nombreux points, se confond avec l’amour (question philosophique s’il en est ! Quelle différence entre l’amitié et l’amour ? Sortez une copie-double, vous avez quatre heures) : la relation passe du coup de foudre (la découverte de Tommy par Greg lors d’un cours de théâtre) à la passion (le départ pour Los Angeles sur un coup de folie), jusqu’aux frustrations et à la séparation suivie bien entendu de retrouvailles. Le tout, enveloppé dans la fierté et la jalousie maladives de Tommy Wiseau (il n’y a qu’à voir sa réaction lorsque Greg tombe sous le charme d’une autre). A la différence de La La Land, dans lequel Mia et Sebastian sacrifient leur relation pour satisfaire leurs rêves individuels, Greg, lui, sacrifie sa percée dans le milieu (et son hypothétique réussite qui s’en serait peut-être suivie, on n’en saura donc rien) pour son amitié avec Tommy – c’est l’une des scènes assez déchirantes du film.

C’est en effet sur le plan émotionnel que le film réussit le mieux. Franco arrive à nous emmener avec lui dans cette histoire d’amitié étrange par la force de ses personnages et leurs péripéties. Le choc entre un beau Greg sans personnalité et un vilain Tommy à la très forte personnalité (un peu « La Belle et la Bête », en somme) est fascinant à voir, d’autant plus qu’il reste absolument mystérieux : qu’est-ce qui peut lier ces deux hommes si différents, et qu’est-ce qui peut tant attacher Greg à Tommy alors qu’il ne sait rien de lui ? Est-ce parce que Tommy est le seul à lui faire confiance ? Ou bien parce qu’il est assez fou pour se lancer dans la production d’un film juste pour lui ? L’amitié, en soi, est un concept bien mystérieux, et le film le prouve. La première partie du film prend le temps de nous présenter la naissance de cette relation, satisfaisante pour l’un, peu à peu quasi-toxique pour l’autre. Le spectateur arrive facilement à s’identifier (il est toujours plus simple de s’identifier à des losers) car l’évolution de leur amitié semble, même si totalement surréaliste, tout à fait plausible, et cela facilite la transmission d’émotion. Les frères Franco (qui incarnent les deux personnages principaux) sont excellents : Dave reste sur la réserve, et James réussit à ne pas en faire trop dans la peau du personnage de cinéma le moins cinégénique au monde (tant physiquement que verbalement), Tommy Wiseau, pourtant imité à la perfection. Au-delà d’être un bon acteur, James Franco est donc aussi un bon réalisateur, avec une vraie vision d’auteur.

La seconde partie du film met plus l’accent sur le film The Room et son tournage, avec les élucubrations et caprices de Tommy, et la bonne volonté et la sympathie de Greg, le tout sous l’œil abusé et malaisé des équipes recrutées pour l’occasion. Certains passages sont très drôles, voire désopilants lorsque l’on a vu le film originel. James Franco s’en donne à cœur joie lorsqu’il doit jouer le Tommy Wiseau sûr de lui et de son âme d’artiste tourmentée et qui, par exemple, hurle sur ses équipes techniques parce que « c’est comme ça que fair un grand réalisateur, n’est-ce pas ? » : tout est dit ! Le tournage est une enfilade d’échecs commis par des amateurs qui n’acceptent aucun conseil autre que ceux de leurs propres croyances de pacotille. Seul Tommy croit encore au succès ; Greg le suit parce que c’est son ami et qu’il fait cela pour eux. Vous voyez, quand je vous disais que The Disaster Artist était avant tout une histoire d’amitié !

A la fin, est-ce qu’ils ont vraiment tout raté ? A la première projection de The Room, Tommy est acclamé par le public hurlant de rire à ce qu’il perçoit comme une comédie. Le film devient culte et Tommy une rock-star du cinéma nanar. Greg, quant à lui, retrouve son amitié avec Tommy et écrit sur les coulisses de cette expérience, qui deviendra le présent film. Alors oui, clairement, leur « célébrité » n’est pas la gloire dont ils voulaient. Mais au moins, ils sont allés au bout de ce qu’ils voulaient et ont osé réaliser leur rêve, et sont reconnus pour leur œuvre. Un vrai succès dans l’échec !

The Disaster Artist est, au total, un très joli film sur l’envers du décor de la création artistique, personnifié par l’amitié unique et chaotique de deux rêveurs ratés.

Désastreusement,

L’Halluciné

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